|
Ce texte développe une intervention faite le samedi 15 octobre 2005 lors de la table ronde de la journée sur "L'histoire des mathématiques aujourd'hui : professionnalisation et diversité" organisée par la Société Mathématique de France à l'occasion du dixième anniversaire de la Revue d'histoire des mathématiques.
Les remarques qui suivent proposent une brève description des conditions actuelles de la pratique de l'histoire des mathématiques en France. Pour cela, nous commençons par décrire les conditions de diffusion et de critique et nous indiquons ensuite de quelle manière l'informatique et internet pourraient être utilisés pour les renforcer.
Commençons par introduire quelques critères qui peuvent être pris en compte pour évaluer le niveau de scientificité de notre communauté.
Rendement/intégration de la critique : Nous reviendrons plus longuement sur ce critère dont la plupart des autres dérivent d'une manière ou d'une autre.
Hiérarchie globalement reconnue : ce critère concerne une reconnaissance largement partagée d'une hiérarchie des contributions. Il comprend d'une part la reconnaissance du fait que toutes les contributions ne se valent pas et d'autre part un certain consensus sur la structure de cette hiérarchie et la place dans celle-ci d'un certain nombre de ces contributions. Il conduit à examiner d'une part comment et par qui sont distribuées toutes les formes de distinction et à apprécier d'autre part leur incidence et leur reconnaissance par les autres acteurs du champ. Cette hiérarchie est indissociable du critère suivant :
Modalités de promotion internes vs externes : ce critère considère plus particulièrement les conditions d'ascension d'une personne, cette fois, dans la hiérarchie de notre discipline. Il porte sur les conditions véritables qui conduisent une personne à occuper une position donnée et les critères qui y ont conduit. Il conduit en particulier à considérer dans quelle mesure cette promotion est opérée par des acteurs internes ou externes à l'histoire des mathématiques. Il ne fait pas de doute qu'actuellement cette promotion est principalement déterminée par quelques mathématiciens dont la renommée a été essentiellement acquise dans leur propre domaine. Il est en effet possible et pertinent d'associer à la plupart des acteurs qui dominent ou qui ont dominé l'histoire des mathématiques en France le nom d'un éminent mathématicien dont ils sont particulièrement proche et qui a joué un rôle déterminant dans leur carrière.
Constitution/Transmission de connaissances internes : il s'agit ici de considérer dans quelle mesure l'histoire des mathématiques produit des connaissances reconnues par les acteurs de ce champ. Cela comprend une connaissance des problèmes posés et une évaluation des traitements ou des solutions qui en ont été proposés. La critique joue ici un rôle déterminant dans la définition des problèmes considérés, leur hiérarchisation, et la reconnaissance de la validité des traitements et des solutions qui en sont proposés. Inversement, il doit ensuite être possible d'avoir une confiance fondée quant à la valeur des connaissances ainsi constituées.
Relations de personne vs de compétence : ce critère apprécie dans la position occupée par une personne ou un groupe la part des compétences et des affinités électives.
Autonomie : ce critère évalue la consistance du champ comparée à celle d'autres champs voisins et avec lesquels il est en relation. Il comprend un examen des postes occupés, de leurs statuts, des taches associées, etc. Il comprend aussi un examen de la dépendance du champ aux conditions locales, nationales, européennes et internationales. En particulier, un examen de l'influence de ces conditions dans la détermination des questions traitées et dans les modalités de leur traitement. Cela peut comprendre aussi un examen des critères selon lesquels se distribuent les citations : relations personnelles, membres de son laboratoire, personnes publiées par le même éditeur, etc., autrement dit la plus ou moins grande distance à l'auteur des références citées et l'espace dans lequel s'évalue celle-ci. L'autonomie se mesure aussi à la maîtrise des conditions de diffusion des connaissances produites.
Séparation diffusion scientifique vs vulgarisation : ce critère évalue le degré de distinction établi entre d'une part la diffusion au sein du champ et d'autre part entre celui-ci et d'autres champs, et en particulier la vulgarisation. Ainsi, il s'agit de considérer dans quelle mesure une distinction est faite entre une production tournée vers une communauté savante et une production à l'intention d'un plus large public. Ce critère est particulièrement significatif puisqu'il est directement lié à l'autonomie du champ, à la constitution de connaissances internes reconnues et à leur degré d'élaboration.
Droits d'entrée : les droits d'entrées expriment ce qu'il en coûte, et la nature de ce coût, d'entrer dans le champ et d'occuper une position donnée. Il s'agit ici d'apprécier la facilité, fonction du contexte, avec laquelle d'une part une personne pourra déclarer "je suis historien des mathématiques", d'autre part, pourra se voir qualifier ainsi, par qui, et l'adéquation de ces diverses appréciations. Cela comprend notamment la facilité avec laquelle une personne se sent autorisée et est autorisée à enseigner cette discipline. Il s'agit autrement dit des conditions pour être déjà pris en compte dans la hiérarchie. Ce critère peut être ensuite étendu aux différentes branches et niveaux de la hiérarchie (pour autant que ces termes en décrivent correctement la structure) et prendre en considération la facilité avec laquelle une personne pourra déclarer "je dirige une thèse d'histoire des mathématiques", "je dirige une revue d'histoire des mathématiques", "je dirige une collection d'histoire des mathématiques", "je dirige un séminaire d'histoire des mathématiques", "je dirige une équipe d'histoire des mathématiques", etc., déclarations éventuellement complétées par un sujet plus précis, et à nouveau l'appréciation de ces déclarations par le reste des acteurs du champ.
Nous examinons ici plus particulièrement les conditions d'exercice de la critique. Une analyse de la critique doit au moins comprendre une analyse à la source et à la réception, celles-ci dépendant aussi certainement de l'espace dans lequel l'une et l'autre sont placées.
A l'émission, il faut déjà que la critique
soit émise, c'est-à-dire qu'il faut que les personnes en
mesure d'émettre des critiques soient motivées pour le
faire et en particulier qu'elles n'y renoncent pas par un "A quoi
bon?". Il faut aussi que les critiques émises soient
plutôt celles qui sont réputées recevables dans le
champ.
A la réception, il faut que les critiques émises soient
reçues : c'est-à-dire qu'elles puissent au moins
être connues par la personne visée, voire par la plupart
des personnes concernées. Il faut que les personnes
concernées reconnaissent aussi que la critique les concerne. Il
faut en particulier qu'elles ne puissent pas les ignorer. Autrement
dit, il faut que la satisfaction des exigences reconnues dans le champ
soit un des premiers facteurs définissant la position dans le
champ et non l'inverse : que les positions occupées soient le
moyen de s'en affranchir. La critique doit autant que possible
être intégrée par les acteurs qui dominent le champ
; ils doivent la satisfaire au mieux et ce n'est qu'à ce titre
et parce qu'ils en ont intégré tous les effets qu'ils y
échappent.
Selon ces critères, le dénigrement est bien sûr la
forme la plus basse de la critique.
Ces distinctions minimales introduites, on peut proposer une description de l'espace dans lequel s'exerce aujourd'hui la critique en histoire des mathématiques en France. Nous nous limiterons aux séminaires et aux revues, qui sont certainement les deux principaux espaces où elle s'exerce (l'analyse des livres reproduisant largement celle des revues), même si certainement les formations doctorales devraient aussi être considérées.
Les séminaires sont l'occasion pour un chercheur d'exposer in
presentia sa recherche à d'autres chercheurs. Ils
présentent entre eux bien sûr une grande diversité,
une hiérarchie existe, mais ils partagent aussi un ensemble de
conditions quant à l'exercice de la critique.
Le chercheur qui y présente son travail s'expose donc à
la critique des auditeurs. C'est bien pour cela que les
séminaires sont considérés ici et c'est bien
évidemment de là qu'ils tirent depuis quelques temps
maintenant un partie de leur importance dans la plupart des
communautés scientifiques.
En histoire des mathématiques, l'exercice de la critique dans un
séminaire est particulièrement limitée par
l'absence ou la difficulté de se livrer dans ces conditions
à un examen de toutes les sources primaires et secondaires
nécessaires. Leur mobilisation dépendra donc de la
connaissance personnelle préalable que chacun des auditeurs en
aura au moment de la rencontre. Les conditions seront donc d'autant
meilleures que le séminaire sera spécialisé.
Néanmoins, de fait, on peut constater que les discussions,
c'est-à-dire l'exercice de la critique, s'arrêtent vite
faute de pouvoir se reporter avec certitude aux unes ou aux autres. Le
traitement des problèmes est ainsi souvent renvoyé
à un ailleurs, à un autre lieu, à un autre
moment...
L'échange est aussi limité par le temps imparti. Il est
rarement possible, en partie par crainte de lasser les autres
auditeurs, de se livrer à un examen minutieux d'un
problème dans la perspective d'arriver au traitement le plus
complet de celui-ci. Il est rare que les protagonistes d'un tel
échange puissent prendre plus de deux fois la parole sur une
même question. Les organisateurs sont généralement
partagés entre l'angoisse de l'absence de toute intervention et
celle d'un échange vain et interminable, angoisse largement
intégrée par l'ensemble des auditeurs.
La simultanéité de lieu et de temps ne permet pas non
plus de réunir les personnes les plus compétentes sur le
ou les sujets considérés. Mais comme on l'a vu, elles
n'auraient de toute façon guère de possibilité de
s'exprimer, ce qui ne les incite pas non plus à se
déplacer. Leur prise en compte est ensuite entièrement
laissée à l'appréciation du conférencier.
La présence du conférencier et des auditeurs, qui est une
des principales caractéristiques et un des grands
intérêts de ce type d'échange, conduit
néanmoins à faire jouer nécessairement un
grand rôle aux conditions locales. Le conférencier est le
plus souvent le seul à ne pas être du coin, et encore, la
distance qui l'en sépare pourra servir à mesurer la
valeur qui lui est accordée. En conséquence, il est peu probable que le conférencier ait pu suivre les autres séances du séminaire et qu'il puisse en intégrer les acquis éventuels. Le bénéfice que l'on peut attendre de la continuité d'un séminaire est donc largement perdu. Ainsi, un des principaux lieu
d'exercice de la critique est fondamentalement dépendant des
conditions locales. Les colloques internationaux tirent leur importance
de la possibilité de s'affranchir en partie de ces conditions,
en partie seulement, parce qu'ils ont tout de même toujours lieu
quelque part, et les conditions d'échange ne sont pas meilleures
quand elles ne sont pas pires. Certains grands centres, comme Paris,
permettent aussi d'atténuer certains effets de la
localité.
Il faut ajouter à cela une orientation de la circulation : l'intervenant est sollicité par les organisateurs. Il est tout aussi malvenu de suggérer soi-même son invitation à un séminaire qu'à un dîner. Cela introduit des restrictions dans la selection des intervenants qui pour certaines favorisent et pour d'autres entravent l'exercice de la critique. Celui qui est ainsi invité a fait l'objet d'une reconnaissance préalable et la critique s'exerce sous condition de cette reconnaissance. Pour une circulation en sens inverse il convient de considérer le processus de soumission. Une partie des conférences, pas toutes, d'un colloque peuvent être prononcées à l'initiative du conférencier de même qu'une partie des articles publiés le sont à l'initiative des auteurs. Nous allons considérer le cas de la publication d'un article.
Les revues sont l'un des principaux lieux de l'exercice de la
critique. Il existe une hiérarchie entre elles, et surtout entre
elles et les séminaires, dont il est possible de rendre compte
par le fait qu'elles offrent sur à peu près tous les
points de meilleures conditions que les séminaires à
l'exercice de la critique. C'est pourquoi par exemple, la publication
d'articles dans les revues spécialisées est un des
principaux critères de sélection dans les Comités
Nationaux Universitaires.
La présentation d'un article à une revue permet d'exposer
celui-ci à des critiques qui seront affranchies des contraintes
de localité. Cela permet notamment de l'exposer à des
personnes plus compétentes et celles-ci auront aussi plus de
temps pour se reporter aux sources primaires et secondaires. Cette
fois, il est garanti que des critiques seront émises, et
celles-ci devront être aussi reçues pour que l'article
soit publié. Ce sont là autant de différences
considérables avec un séminaire. Le temps imparti
à la critique, bien que supérieur, reste néanmoins
très limité. Si la compétence des personnes
émettant les critiques peut devenir maximale leur nombre reste
très restreint, notamment en raison de la contrainte de temps.
En effet, les personnes les plus compétentes sont rarement les
plus disponibles et elles ne sont donc effectivement mobilisables
qu'à condition de diposer d'un certain temps ; le délai
de publication est ainsi une fonction croissante de la qualité
de la revue. Ce qui pose bien sûr un problème quant
à la mise à disposition des meilleurs travaux. Par
ailleurs, l'histoire des mathématiques peut requérir la
mise en oeuvre de nombreuses compétences. Il devient alors
difficile de désigner autant d'experts qu'il y a de
compétences impliquées. Cela peut conduire les
rapporteurs à déborder de leur domaine de
compétence ou à des publications qui n'auront fait
l'objet que d'une critique partielle. Bien sûr, les axes de
critique privilégiés par une revue sont très
significatifs et déterminent pour une part son identité.
Il faut souvent une certaine pratique de la revue et du milieu pour en
avoir une idée à peu près correcte, celle-ci
étant plus ou moins claire et pouvant aussi changer. Enfin, le
comité scientifique ne peut contacter que les personnes dont il
connaît par avance la compétence sur un sujet, ce qui
risque de faire perdre le bénéfice de bien des
compétences : comme un livre mal rangé, une
compétence non connue du comité scientifique est perdue.
Si la compétence des intervenants peut devenir maximale, le
nombre d'aller-retours avec l'auteur n'a en revanche pas
augmenté par rapport à un séminaire. Il se
réduit même souvent au minimum, un échange
étant souvent tout simplement rendu volontairement impossible. A
cela s'ajoute qu'une asymétrie essentielle est introduite
puisque l'auteur n'expose pas tant son travail qu'il le soumet
à la critique : il n'a guère la possibilité de
discuter son bien fondé alors qu'il avait l'occasion, occasion
on le voit en fait rare, d'avoir un interlocuteur compétent
ayant lu son texte à un moment où il peut encore en tirer
profit, même si les conditions, anonymat et asymétrie,
n'incitent guère celui-ci à justifier ou a
élaborer sa critique. Car en effet, l'auteur s'étant
ainsi soumis à la critique, l'article ayant été
modifié et accepté, il va être imprimé et
diffusé, mais il ne pourra dès lors plus évoluer
en intégrant les nouvelles critiques que sa diffusion va
peut-être susciter, et qu'il ignorera d'ailleurs pour la plupart
complètement.
Avec internet les conditions de la critiques qui viennent d'être grossièrement décrites ne s'imposent plus comme avant. Elles n'ont dès lors plus les mêmes justifications. Concentrons-nous sur les revues puisqu'on a vu qu'elles étaient à bien des égards le lieu où la critique s'exercait le mieux.
On peut dire sans prendre trop de risques que la possibilité d'accéder à internet est quasiment partout supérieure à celle d'accéder à un lieu contenant une revue d'histoire des mathématiques. Il en résulte que publier un article dans une revue plutôt que sur internet restreint l'accès possible à cet article. La question de la visibilité provisoirement mise à part, publier dans une revue revient à restreindre considérablement la diffusion. Ca n'était pas le cas il y a dix ans, mais ça l'est bien maintenant. A cela s'ajoute qu'imprimer a un coût.
La publication dans une revue suit un ordre bien particulier : dans
un premier temps la critique, dans un deuxième la diffusion.
Dans le cas d'une publication papier cet ordre s'impose en raison
même des caractéristiques de la diffusion sur support
imprimé. Ces caractéristiques ont une histoire : elles
ont fait leur apparition et ont été modifiées et
elles ont profondément contribué à définir
notre espace critique. N'imputons pas à ses
caractéristiques techniques, qui ont profondément
évolué, des vertus transcendantales : l'ordre, la
critique suivie de la diffusion, nous est imposé par elles et
c'est tout. Il n'était ni bon ni mauvais, il s'imposait. Il n'y
avait pas à le discuter, on ne pouvait d'ailleurs pas le faire.
Il n'est pas devenu plus mauvais ni meilleur, seulement il ne s'impose
plus. On peut en penser ce que l'on veut, on peut même vouloir le
conserver, mais on ne peut pas faire qu'il s'impose encore comme avant.
Ce qui veut dire que l'on peut maintenant décider de l'adopter
quand il convient mieux et l'on peut en choisir un autre quand ce n'est
plus le cas.
Cet ordre met de fait la diffusion sous condition de la critique.
Ce point est bien sûr capital. Il veut dire que la diffusion,
c'est-à-dire en définitive le droit à l'existence,
n'est accordée qu'à la condition de satisfaire la
critique. Difficile de concevoir un espace mieux régit par la
critique que celui où n'existent que ceux qui l'ont satisfaite!
Cet ordre est inhérent à la diffusion sur papier, mais
c'est avec l'imprimerie qu'un intervalle s'introduit entre
l'écriture, c'est-à-dire le manuscrit, et sa diffusion,
imprimée donc, temps durant lequel va pouvoir s'exercer la
critique (nous simplifions bien sûr, car la critique intervient
aussi dans la copie manuscrite). La critique acquiert de ce fait une
force considérable, elle est quasiment incontournable (qu'elle
soit religieuse ou scientifique) mais elle s'exerce dans les conditions
et dans l'espace très restreint dont elle dispose ainsi. Il est
bien sûr difficile d'exagérer l'importance de ces
conditions dans la production d'un nombre considérable d'oeuvres
de grande valeur, même si un certain nombre l'ont aussi
été indépendamment... Mais il importe aussi de
reconnaître que l'effet de cette pression est aujourd'hui de fait
bien moindre puisque d'autres moyens de diffusion sont disponibles qui
n'en font plus un passage obligé. Plutôt que d'essayer de
l'entretenir artificiellement en la maintenant comme critère
académique de sélection, ou de chercher à la
reproduire là où le support d'échange n'en fait
plus une nécessité, il est bien plus efficace de tirer
parti des nouvelles conditions qui s'imposent et de reconsidérer
l'espace critique en fonction de celles-ci.
Le recours à internet revient à prendre en considération le rôle des sites et des listes de diffusion dans la constitution de l'espace critique actuel ou à venir. Comme les listes de diffusion ne sont que des sites particuliers ou un élément d'un site, nous utiliserons le terme générique de site. Autrement dit, il s'agit de réexaminer l'espace critique tel qu'il a été essentiellement constitué par les séminaires, les revues et les livres, en tenant compte maintenant des sites et des possibilités qu'ils offrent.
De nombreux sites existent tirant parti de ces nouvelles
conditions. Il y a déjà des espaces critiques
structurés sur la base des nouvelles conditions offertes par
internet. Le principal et le plus remarquable d'entre eux est
certainement celui du logiciel libre. Arrêtons-nous un instant
sur cet exemple (qui est un peu plus qu'un exemple tant il est sans
précédent!). Un système d'exploitation d'un
ordinateur est souvent considéré comme une des
productions humaines les plus complexes jamais réalisées.
Difficile de discuter une telle assertion et l'on pourrait se demander
par exemple si les Eléments de mathématique de
Comme il n'existe rien d'analogue en histoire des mathématiques et comme, par conséquent, on ne saurait non plus décrire l'espace critique qui résultera d'une véritable prise en compte des sites dans cette discipline, nous allons plutôt faire une description du fonctionnement d'un site en partie imaginaire, mais complètement réalisable, en essayant de faire ressortir les modifications qu'il induirait sur notre espace critique.
En premier lieu, un tel site, on le verra, devrait être d'une
manière ou d'une autre le prolongement d'une revue d'histoire
des mathématiques existante puisque les revues ont offert
jusqu'à présent les meilleures conditions d'exercice de
la critique et qu'elles disposent de ce fait d'un capital symbolique
nécessaire pour attirer les chercheurs les plus
compétents.
Comme cette revue, le site aurait en particulier un comité
scientifique.
La première tâche du site serait de recenser toutes les
publications relatives à l'histoire des mathématiques
où qu'elles aient été publiées, quelque
soit leur langue, quelque soit leur forme (ce qui comprend les sites)
et en particulier toutes les publications sur internet, avec bien
sûr dans ce cas un lien donnant accès à celles-ci.
Des mots-clefs pourront ensuite être attribués à
certaines des publications recensées. Ces mots-clefs donneraient
des indications sur leur contenu et permettraient bien sûr une
recherche à travers le site. L'établissement de la liste
générale des mots-clefs est en elle-même un enjeu
majeur puisqu'elle revient à définir l'organisation de
notre domaine. D'autre part, l'attribution de mots-clefs définit
un premier niveau de distinction : il y aurait d'une part les articles
auxquels le comité scientifique du site aura attribué des
mots-clefs, et ceux pour lesquels cela n'aura pas été
fait. Cela peut avoir une signification. Par ailleurs, rien
n'empêche que des mots-clefs comprennent des
appréciations, qu'il appartient à ce comité de
définir. En particulier, il est ainsi possible de distinguer les
publications scientifiques et les publications relevant de la
vulgarisation. Il est aussi possible de distinguer les publications
utiles pour l'enseignement suivant le niveau de celui-ci et de
développer ainsi à partir d'un même recensement
tout un ensemble de classifications répondant à des
usages variés, ces taches pouvant être réparties
suivant différents comités.
Parmi les publications ayant des mots-clefs, certaines seront en plus
commentées par le comité scientifique. Ce qui permet
d'avoir un autre type de distinction.
Toute personne, préalablement identifiée par une adresse
électronique et un mot de passe personnel, doit pouvoir
compléter le recensement effectué, attribuer des
mots-clefs publics aux publications recensées, et faire les
commentaires qu'elle veut, eux aussi publics, et sans qu'aucun
contrôle ne soit exercé. Si une personne
identifiée veut injurier un auteur, elle doit pouvoir le faire.
Et que chacun puisse constater que cela est possible... Cette
liberté est essentielle pour assurer une complète
participation du plus grand nombre de personnes et donc de critiques.
Ces mots-clefs, ces commentaires, ces publications recensées par
chacun doivent pouvoir être accessibles à tous... ce
qui ne veut pas dire qu'il n'y ait aucun moyen pour distinguer les
publications recensées, les mots-clefs attribués et les
commentaires reconnus et validés par le comité
scientifique. L'organisation du site doit bien mettre en valeur
les contributions du comité scientifique ou celles qu'il a
validées, mais l'existence des autres doit être connue et
elles doivent être accessibles.
Les personnes identifiées consultant le site doivent pouvoir
aussi ajouter des mots-clefs et des commentaires personnels,
visibles par elles seules, ou réservés à des
groupes d'utilisateurs constitués librement, afin que le site
soit pour elles un véritable espace de travail avec la
possibilité quand elles le souhaitent de les rendre publics.
Elles doivent pouvoir aussi recomposer le site à leur
manière, suivant les critères de leur choix, ces
modifications n'étant bien sûr valables que pour elles ou
pour leur groupe.
Il doit aussi être possible de signaler son intérêt
pour une publication et être ainsi informé à chaque
fois qu'un commentaire est ajouté à celle-ci.
Ainsi conçu, le site constitue déjà un espace
d'échange dans lequel chacun peut écrire ce qu'il veut
mais où tout le monde a aussi la possibilité de
définir les filtres qu'il veut et d'exclure
systématiquement les commentaires de qui il veut, sans pour
autant que les personnes filtrées ne s'en rendent compte et
soient d'aucune manière empêchées d'accéder
au site.
Une des responsabilités du comité scientifique du
site serait de mettre régulièrement une ou plusieurs
publications sur la sellette. Ce moment correspondrait un peu à
la phase actuelle où un article soumis à une revue est
examiné par des rapporteurs, mais il pourrait aussi bien
s'appliquer à une publication ancienne, à l'occasion par
exemple de sa mise en ligne.
Un article mis sur la sellette revient à être pendant un
certain temps sous les projecteurs. Comme pour une conférence
dans un séminaire, en accord avec l'auteur, quand il y a lieu,
une date serait diffusée indiquant le commencement et la
durée de l'événement (de un jour à
plusieurs mois...). Pendant ce temps, les commentaires pourront se
concentrer sur ce texte. L'intérêt serait que l'on soit
assuré de la participation de l'auteur. De plus, le
comité scientifique aura aussi pu s'assurer de la participation
de quelques personnes particulièrement compétentes,
celles-ci pouvant ou non être au cours des échanges
identifiées en tant que telles. Cela garantira un certain flux
et une certaine qualité, dans des conditions à bien des
égards meilleures que celles d'un séminaire puisque toute
personne, où qu'elle soit, pourra y participer, aux heures et
jours qui lui conviennent. Les références en ligne
étant amenées à être la règle
plutôt que l'exception, la plupart des références
citées dans l'article seront elles-mêmes consultables.
L'auteur bénéficiera lui d'une attention
particulière, et inversement, les contributions des personnes
seront elles-mêmes reconnues et pourront être
discutées. L'auteur pourra alors faire évoluer son texte
comme il l'entend au grès des critiques reçues et le cas
échéant renvoyer directement à des commentaires
qui lui auront été faits puisque ceux-ci seront toujours
disponibles.
Les logiciels systèmes de contrôle de versions (CVS)
couramment utilisés pour la réalisation de logiciels
peuvent aussi être utilisés pour accéder aux
états successifs de la publication.
Ce processus n'interdit nullement l'anonymat des rapporteurs. Mais
comme actuellement, il ne pourra être total ; un groupe de
personnes devra attribuer les accès anonymes à des
personnes qui se seront identifiées auprès d'elles. Ce
groupe aura aussi la responsabilité de filtrer les commentaires
des personnes anonymes qui perdent ainsi leur droit à faire des
commentaires sans contrôle. Rien n'empêche bien sûr
à une personne de faire un certain type d'observations de
manière anonyme et un autre en s'identifiant. De même,
l'auteur de l'article peut être anonyme, s'il le souhaite ou si
le comité scientifique en décide ainsi.
Ce processus évite aussi les contraintes des publications
périodiques tenues d'atteindre et de ne pas dépasser un
certain volume, autant de contraintes sans fondement scientifique mais
qui ont néanmoins une incidence pour les auteurs et les
responsables des revues et qui imposent de ce fait leurs rythmes
à une communauté scientifique.
Les intervenants pourront voir leur compétence reconnue. Au
comité scientifique traditionnel, s'ajoutera donc une liste
d'experts reconnus mais pour une compétence identifiée et
clairement indiquée. Dans ce cas, les commentaires de ces
personnes, quand ils relèvent du domaine
considéré, seront automatiquement
considérés comme validés par le comité
scientifique ou apparaîtront au moins avec une visibilité
et un statut les distinguant des autres. Suivant les sujets
considérés, les commentaires d'une même personne
n'auront ainsi pas la même reconnaissance a priori.
Cela permet d'éviter la dérive consistant à
s'octroyer ou se voir octroyer toutes les compétences quand on
en a quelques-unes, la fonction créant ici souvent l'organe...
Inversement, chaque utilisateur peut lui-même déterminer
le niveau de commentaires qu'il souhaite lire et réserver sa
lecture et ses réponses à ceux-ci.
Les articles mis sur la sellette constituent un mode de distinction supplémentaire. De plus, les appréciations exprimées au cours de cet exercice permettront aussi d'ajouter d'autres critères de distinction, dont chacun pourra s'il le souhaite apprécier le fondement en considérant les commentaires dont le texte aura été l'objet.
Le site ainsi conçu peut être fédérateur
sans pour autant être captateur des travaux faits sur d'autres
sites ou publiés dans des revues ou dans diverses institutions.
L'article sur la sellette peut, comme toutes les autres publications
recensées, être stocké n'importe où, ce qui
permet de reconnaître le cadre dans lequel il a été
produit. Rien n'empêche qu'un article soumis à une autre
revue soit ainsi mis sur la sellette.
Un tel site n'exclut en rien la tenu de séminaires quand il
apparaît que c'est la forme qui convient le mieux au traitement
d'une question ou pour satisfaire le désir de se rencontrer ou
tout autre considération.
Il n'exclut pas non plus l'existence d'une revue papier. Une
sélection d'articles peut être publiée comme cela
se fait aujourd'hui. Cette publication ajoute un niveau de distinction
supplémentaire. Une telle publication offrira tous les avantages
d'une publication sur papier, et notamment un confort de lecture. La
publication imprimée pourra se faire suivant les mêmes
critères qu'aujourd'hui et qu'il appartient à chaque
revue de définir, en tirant parti des commentaires (rapports!)
qui auront été publiés.
Un tel site offre un attrait pour les auteurs désireux de voir leur travail mis sur la sellette et de bénéficier ainsi du meilleur espace critique disponible grâce aux conditions d'échange mises en place et aux commentateurs que le comité scientifique est en mesure de mobiliser. Inversement, ces commentateurs, anonymes ou non, sont plus facilement mobilisables puisque leurs contributions sont reconnues et que chacun pourra apprécier leur apport dans l'évolution du texte présenté. Mais les commentaires n'émanent plus seulement des personnes dont le comité scientifique connaissait la compétence et qu'il était en mesure de mobiliser. Les diverses compétences que chacun peut développer, sans donner toujours lieu à des publications académiques ou simplement connues des autres, peuvent s'exprimer, jouer leur rôle et finir ainsi par être reconnues. Cela n'empêche pas pour autant de conserver une ligne éditoriale déterminée par la compétence et les échanges dominants, voire en distinguant les commentaires s'inscrivant dans celle-ci. Il ne faudra pas longtemps non plus pour que les gens signalent par eux-mêmes au moins toutes leurs publications pour qu'elles figurent sur le site.
L'espace d'échange ainsi constitué améliore considérablement les conditions actuelle d'exercice de la critique. Les articles mis sur la sellette font l'objet d'une attention critique particulière portée durant un temps et par un nombre d'experts qu'aucun séminaire ou qu'aucune revue ne peuvent mobiliser. Les commentaires seront eux-mêmes de bien meilleure qualité car ils seront publics. Ils seront ainsi affranchis de toutes les limites inhérentes aux interventions dans les séminaires et aux rapports des revues, sans perdre aucun de leurs avantages, qu'ils n'excluent de toute façon pas. Ils pourront aussi être réutilisés : une critique exprimée une fois n'aura plus a être redite indéfiniment, il suffira de renvoyer au commentaire ou à l'article faisant référence, avec éventuellement les discussions dont ils ont fait l'objet, et que chacun pourra consulter, celui-ci pouvant lui-même être amélioré. Le champ mettra ainsi en place un ensemble de références communes (dont une partie bien sûr pourra n'être disponible que sur papier) et diminuera le temps passé à considérer les mêmes questions. Rien n'empêche de paramétrer le site de manière à reproduire exactement l'espace critique actuellement obtenu par une revue. Mais ce paramétrage doit bien apparaître pour ce qu'il est devenu : un choix, non une nécessité.
Historiens ou non, nous écrivons aujourd'hui tous des
palimpsestes : un traitement de textes est en effet un logiciel,
c'est-à-dire un programme, autrement dit un texte. Ecrire avec
un traitement de textes c'est écrire sur un autre texte qui
interagit avec le premier. L'un est écrit en C++, en Perl,
Python, Scheme, html, php, javascript, l'autre en français, en
anglais, en latin, en grec, etc., mais ce sont bien deux textes (et en
fait bien plus!). Là aussi, le type de rapport à
l'écriture instauré par le papier ne s'impose plus. A
nouveau, il est possible de reproduire artificiellement ce rapport
comme le font nombre de traitements de textes. Mais ce rapport ne
s'impose plus. Il convient dès lors de concevoir
nous-mêmes les conditions de cette écriture puisque
celle-ci est devenue un choix sous la forme de programmes que l'on
écrit, que l'on transforme, etc. Développer un traitement
de texte aujourd'hui c'est pour une grande part déterminer le
rapport établi entre ces deux textes. Un traitement de textes
est une idéographie. Ce que nous avons dit concernant
la conception d'un site vaut autant pour celle d'un traitement de
textes, si tant est qu'il faille même les distinguer. Ecrire
aujourd'hui recouvre l'écriture à ces deux niveaux,
niveaux qu'il ne faut justement pas concevoir comme deux niveaux
séparés mais au contraire de manière de plus en
plus intégrée. Les traitements de textes les plus
évolués sont ceux qui permettent d'écrire et de
modifier simultanément tous ces textes, y compris celui du
logiciel du traitement de texte utilisé. Il n'y a pas de
différence entre modifier les lettres des mots de l'article que
l'on est en train d'écrire et modifier celles qui composent les
fonctions du logiciel qui nous permettent de l'écrire.
L'historien devrait connaître mieux que quiconque l'importance de
l'accès aux sources. Leur maîtrise est le fondement de sa
connaissance, la possibilité d'y renvoyer est ce qui permet d'en
faire une activité à caractère scientifique. Il en
est de même des sources des logiciels que nous utilisons. Il
importe de souligner ici que les programmes produits dans l'espace du
logiciel libre sont faits pour être lus. C'est
même là une de leur différence majeure avec les
logiciels propriétaires. Et c'est notamment parce que cette
caractéristique est pour un logiciel libre une nécessité
que celui-ci sera probablement meilleur. Afin de
bénéficier de la critique de toute une communauté
de programmeurs compétents, aspect évidemment aussi
essentiel, le logiciel doit être lisible. Cette
qualité est un des principaux critères qui fonde la
réputation d'un programmeur dans cet espace.
Nous espérons avoir suffisamment développé
l'exemple du site pour faire sentir que quelle que soit la forme qui
lui sera donnée, celle-ci déterminera pour une grande
part l'espace critique dans lequel notre travail va se
développer. C'est bien pour cela d'ailleurs que pour exister et
commencer à avoir un impact, il devra certainement prolonger une
partie de l'espace critique actuel et donc correspondre à la
hiérarchie établie. Mais inévitablement, notre
espace critique sera façonné par sa forme,
elle-même évolutive, comme il l'a été
pendant des siècles par les conditions de la diffusion
imprimée. Or la forme d'un site est quelque chose de bien
concret : c'est un programme. Autrement dit, la structure de l'espace
critique est largement déterminée par le programme. Par
un texte donc. Il est donc essentiel d'avoir accès à ce
programme, de le contrôler et de le concevoir dans ses moindres
détails.
Pour des raisons historiques évidentes, et appelées
à être dépassées, la compétence
informatique ne fait généralement pas partie de celles
reconnues par les personnes qui occupent aujourd'hui les positions
dominantes de notre champ. Compte-tenu de la nouveauté de cette
discipline, ces personnes ignorent même souvent leur ignorance.
Or il importe de se rendre compte qu'elle détermine le rapport
que nous établissons collectivement à l'informatique.
Elle conduit inévitablement à déléguer systématiquement
ce qui relève de l'informatique à des tiers. Chacun a pu
observer ces dernières années l'apparition de
chargés de communication, d'administrateurs de site,
d'ingénieurs informatique qui, sans aucune compétence en
histoire des mathématiques, n'en jouent pas moins un rôle
croissant dans notre champ et notamment dans son organisation. Ainsi,
de fait, certaines des clefs de notre espace critique leur sont
remises. Au lieu de renforcer l'autonomie de notre champ, cette
politique, car c'en est une malgré tout, la ruine. Comme
souvent, l'ignorance s'accommode de la nouveauté en reproduisant
ce qu'elle connaît ; en l'occurrence, une diffusion fondée
sur l'imprimerie. Il est facile de constater que les sites produits
dans les conditions de cette dichotomie ne font que reproduire ce
modèle et ainsi reproduire une autre dichotomie, celle du savant
et de l'imprimeur. Ainsi, nous tendons à donner aux
informaticiens la place des imprimeurs et des éditeurs. Il est
aussi facile de constater inversement que les résistances et les
incompréhensions devant de tels développements
s'expriment là où les propositions s'écartent de
ce modèle. Ce modèle est bien sûr celui
encouragé et financé par les hiérarchies qu'il
reproduit quand même elles croient ainsi se "moderniser". Or, ce
n'est pas ignorer l'impact considérable de l'imprimerie sur
notre espace critique que d'affirmer que notre rapport à
l'informatique ne doit pas être abordé sur son
modèle et qu'il doit faire l'objet d'une analyse propre, surtout
quand on voit de quelle manière certains grands éditeurs
scientifiques tirent parti dans la période de transition dans
laquelle nous sommes de la position qu'ils ont acquise. Bien sûr,
l'historien est particulièrement attaché au livre. Mais
l'historien des sciences devrait aussi être parmi les plus aptes
à apprécier les enjeux et à tirer parti d'un
changement profond des conditions de diffusion du savoir. Comme les
astronomes et les physiciens du 17e siècle ont su se faire
artisans quand il s'est agi de façonner les instruments
nécessaires à leur science, l'historien des
mathématiques doit aujourd'hui savoir se faire informaticien.